ARTICLES

Les premiers distillateurs d’extrait d’absinthe de Couvet

Les débuts de Pernod à Couvet

Brève histoire sur l’origine de l’extrait d’absinthe

Pierre Ordinaire - déserteur

Pernod à Couvet – chronologie des faits documentés 1797-1816

Henri Louis Pernod à Couvet – Les premières années

La société Pernod Fils & Boiteux
Jacques Kaeslin

Mère Henriod n’est pas Mademoiselle Henriod
Jacques Kaeslin

Qui était la Mère Henriod ?
Jacques Kaeslin

À propos des cuillères à absinthe
Marie-Claude Delahaye

L’Absinthe au Val-de-Travers – les origines et les inconnu(e)s

 

 

 

Pierre Ordinaire - déserteur


L’histoire de l’extrait d’absinthe repose sur une bonne part de légende, notamment au sujet des personnes qui sont à l’origine du breuvage. Parmi ces personnages, il en est un qui suscite beaucoup d’interrogations et qui alimente, de façon récurrente, les théories sur les origines du produit.

Il s’agit de Pierre Ordinaire, né en 1741 à Quingey, bourg situé dans le département du Doubs, où ses parents auraient été fermiers ou journaliers.

Selon la légende, il était médecin-chirurgien. Il s’était réfugié au Val-de-Travers, persécuté qu’il aurait été en France pour des raisons politiques et/ou religieuses. Il aurait apporté dans ses bagages une recette pour produire de l’extrait d’absinthe, dispensant généreusement l’élixir à ses patients, auprès desquels il se rendait en chevauchant son petit cheval nommé Roquette.
Les documents d’archives où il est fait état de Pierre Ordinaire sont nombreux et ils apportent une foule de détails qui permettent de se faire une idée de son parcours de vie, de ses activités - tant à Couvet et au Val-de-Travers que dans le département du Doubs - et de sa personnalité.
Les faits que nous relatons ci-après sont tous tirés de documents d’archives que tout un chacun peut, aujourd’hui encore, consulter comme nous l’avons fait. Et la légende entourant Pierre Ordinaire ne résiste pas aux faits rapportés ici. Certains de ceux-ci sont totalement nouveaux et résultent de récentes découvertes faites aux Archives de l’État à Neuchâtel.

À la suite d’un hiver particulièrement éprouvant pour la population, les villages de Môtiers, Fleurier, Boveresse et Couvet se mettent d’accord pour essayer de trouver un médecin-chirurgien desservant les quatre communautés, auquel il sera alloué une pension de cent livres faibles, prise en charge à hauteur d’un quart par commune.

Répondant à un appel d’offres, Pierre Ordinaire s’est présenté le 8 septembre 1768 devant l’assemblée de la communauté de Couvet. Trois jours plus tard, un autre médecin français présentait aussi sa candidature. Au procès-verbal de l’assemblée, on peut lire ce qui suit :

« Le sieur Deleschaux de Besançon ayant présenté ses actes de maîtrise pour être reçu médecin et chirurgien de ce lieu, il a été dit unanimement qu’il est reçu en cette qualité, mais toutefois sous la réserve que, si le sieur Ordinaire reçu le 8 de ce mois, présente ses lettres d’apprentissage et de maîtrise, on reconfirmera sa réception. »

François Joseph Deleschaux ne resta pas à Couvet. Il s’installa à Neuchâtel en qualité de médecin de Sa Majesté, habita au château. Il est décédé en 1819 au chef-lieu et son corps repose dans l’ancien cimetière du Landeron, village où il a été reçu bourgeois en 1815.

Désormais établi à Couvet où il habite dans l’immeuble de l’ancien Hôtel de l’Aigle, Pierre Ordinaire épouse, trois ans après son arrivée, Marie Henriette Petitpierre, fille du propriétaire de l’établissement. Le mariage a été célébré le 28 octobre 1771 au Russey, autre bourg du département du Doubs, à proximité de la frontière avec notre pays. Sept enfants sont nés de cette union, naissances à Quingey pour trois d’entre eux, les autres natifs de Couvet. L’aîné, Pierre Marie Joseph, né le 20 mars 1772 à Quingey, exerça comme médecin-major au sein du régiment des Gardes suisses.

Le lieu du mariage nous interpelle, dans la mesure où Pierre Ordinaire passait pour être persécuté dans son pays d’origine pour des motifs politiques ou religieux. Or, à cette époque, cette région de Franche-Comté, au demeurant très catholique, était en effervescence et les troubles y furent sévèrement réprimés. La raison du mariage en revanche se comprend plus aisément au regard de la naissance du premier enfant.

Installé à Couvet, où il ne rencontre aucune concurrence, Pierre Ordinaire ne fait pas l’unanimité. En effet, peu respectueux des lois et coutumes de l’époque et du lieu, il a été gagé plusieurs fois pour les motifs les plus divers, pour avoir hébergé un étranger ou ne pas avoir réparé sa cheminée après un début d’incendie, ou encore fauché du regain chez autrui. Bien que marié à la fille d’un notable de Couvet, la question de son éloignement de la juridiction a été évoquée en assemblée de communauté.

Mais Pierre Ordinaire suscita surtout la polémique au sein de la population du village à cause de ses titres de médecin et chirurgien, documents qu’il ne put présenter pour justifier de son état. Sur requête du Conseil d’État, le capitaine et châtelain du Val-de-Travers rédigea deux rapports, datés des 31 octobre 1768 et 18 février 1769, où il relate les informations qu’il a recueillies sur Pierre Ordinaire, notamment sur son arrivée dans notre pays. Ci-après, nous reproduisons de larges extraits en respectant l’orthographe et la syntaxe de l’auteur.

« …je prendray la liberté de representer que ledit Ordinaire n’a n’y les talents n’y la conduitte requise pour meritter la faveur qu’on luy a accordé à la verité conditionnel-lement ; cet homme là sachant que la Communauté de Couvet cherchoit une personne qui entendit la Chirurgie et un peu la Medecine, vint s’y présenter, se vantant de connoitre l’une et l’autre, demandant simplement un logement ou deux Louis, et s’engageant de produire de bons certificats pour justifier qu’il avoit fait ses cours d’étude et subi ses examens à Besançon.
…qu’on le recevroit en qualité de Chirurgien mais sous conditions qu’il luy produiroit les certificats en düe forme qu’il avoit ofert de se procurer et d’exhiber et qu’enfin, il subiroit, un examen sous les yeux et aupres de Mr le Medecin du Roy…
…cependant il n’a satisfait n’y à l’un n’y à l’autre de ces egards et deux mois se sont ecoulés sans que Pierre Ordinaire ait fait à ces fins la plus petitte demarche…
…d’un autre coté j’aprens que Pierre Ordinayre, qui s’est fait un party dans la Communauté en faisant boire quelques bouteilles de vin à droitte et à gauche, se croit ancré icy, et s’imagine que pour luy importe que je trouve qu’il y ait de l’inconvenient qu’il reste icy…
…d’abord se domicilier à Couvet, n’y aporta pour tout certificat, qu’une declaration que son frere avoit fait en presence d’un notayre de Pontarlier, par laquelle il afirmoit que son frere, qui est à Couvet, avoit fait un cours d’anatomie à Besançon sous un sieur Jussy, et avoit travaillé sous luy declarant pendant trois ans…
…declaration contraire à toutte verité, ainsy qu’on le verra cy apres, puisqu’il a servy huit ans dans le Regiment de Metz immediattement devant le tems qu’il vint en 1767 à la Chaudefond…
…que je recu une lettre du Grand Major du Regiment de Metz du Corps Royal d’artillerie en garnison à Auxonne, par laquelle il me marquoit, qu’ayant eté informé que Pierre Ordinayre qui avoit deserté le 20 juin 1767, demeuroit à Couvet, il me prioit de luy fayre oter l’uniforme du Regiment qu’il avoit sur le corps, et de le luy envoyer par le canal de Mr le Subdelegué Blondeau ; c’est ce que j’ay executté exactement…

Le 20 mars 1769, le Conseil d’État ordonne l’expulsion de Pierre Ordinaire, hors de la Principauté, qu’il doit quitter dans les quinze jours. Sur intervention de son beau-père, le capitaine François Petitpierre de l’Hôtel de l’Aigle, lequel a payé les 400 livres de France requis pour obtenir la grâce du roi de France, l’ordre d’expulsion a été ramené.

Le canonnier Ordinaire put rester à Couvet, où il exerça comme médecin jusqu’à sa mort en 1821. À côté de ses démêlés avec les autorités locales, de ses passages chez le notaire à titre de témoin et, parfois, comme client en quête d’une attestation, ou occupé à l’entretien de parcelles de champ acquises au village, il « enseigna la médecine » à ses fils ou à des compatriotes qu’il hébergeait chez lui.

© Jacques Kaeslin