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Les premiers distillateurs d’extrait d’absinthe de Couvet

Les débuts de Pernod à Couvet

Brève histoire sur l’origine de l’extrait d’absinthe

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Pernod à Couvet – chronologie des faits documentés 1797-1816

Henri Louis Pernod à Couvet – Les premières années

La société Pernod Fils & Boiteux
Jacques Kaeslin

Mère Henriod n’est pas Mademoiselle Henriod
Jacques Kaeslin

Qui était la Mère Henriod ?
Jacques Kaeslin

À propos des cuillères à absinthe
Marie-Claude Delahaye

L’Absinthe au Val-de-Travers – les origines et les inconnu(e)s

 

 

 

Les premiers distillateurs d’extrait d’absinthe de Couvet

S’il est un point sur lequel l’extrait d’absinthe fait l’unanimité, c’est son lieu d’origine. Chacun en effet s’accorde à dire qu’il est né au Val-de-Travers dans le courant du dix-huitième siècle, plus précisément à Couvet, village réputé pour la qualité de son produit. Écrits et témoignages de toute nature parus au cours des deux derniers siècles ne remettent pas en cause le feuillet publicitaire de la maison Dubied père & fils distribué au début du XIXe siècle alléguant que "le seul véritable extrait d’absinthe se fabrique à Couvet, canton de Neuchâtel en Suisse, où cette liqueur a pris son origine dès passé quatre-vingts ans".
Les divergences surviennent dès que l’on aborde la question des personnes liées à sa naissance. Historiens, chroniqueurs et affabulateurs s’affrontent sur l’identité des pionniers de l’élixir d’absinthe, en particulier sur l’énigmatique Demoiselle Henriod.
Détentrice d’une unique recette d’extrait d’absinthe de qualité supérieure, Demoiselle Henriod habitait Couvet en Comté de Neuchâtel en Suisse, comme l’indique le texte d’une étiquette ornant une bouteille d’absinthe de cette époque
Cette pionnière est désormais identifiée à satisfaction. S’interrogeant sur les vrais géniteurs de l’extrait d’absinthe, l’historien Éric-André Klauser évoquait une certaine dame Henriette Henriod, à laquelle le major Daniel Henri Dubied-Duval acheta dix pots d’extrait d’absinthe, en date du 21 août 1799, indication tirée des carnets de ce dernier, conservés aux archives de l’État de Neuchâtel.
Le dépouillement des registres de naissances, mariages et décès, survenus en Principauté de Neuchâtel sur l’ensemble du dix-huitième siècle, permet de conclure que cette Demoiselle Henriod ne peut être autre que Marguerite Henriette Henriod, née en 1734 à Couvet, village où elle est décédée le 17 novembre 1801.
Restée célibataire et sans profession déclarée, elle amassa cependant quelque argent, que ce soit en vendant de l’extrait d’absinthe à tout amateur du produit, à des commerçants du village comme Dubied-Duval, ou encore aux clients de son cabaret à la rue St-Gervais à Couvet.
Marguerite Henriette Henriod tenait en effet cabaret, dans une maison qu’elle avait achetée en 1788, située non loin de la maison familiale où elle a grandi, à la rue du Crêt-de-l’Eau. En l’état, nous ne pouvons affirmer qu’elle distillait de l’absinthe à cette adresse, ou dans la maison de son frère à la rue du Quarre, en bordure immédiate de l’Areuse, immeuble connu pour avoir abrité très tôt une distillerie d’absinthe.
À son décès, ses héritiers se déchirèrent devant la justice pour le partage de ses biens. Les manuels de la justice du Val-de-Travers et les registres de notaires du village nous permettent de connaître les détails, relatés en partie ici, de la vie de la distillatrice d’une part, de la vie du village d’autre part.
Ces archives nous apprennent notamment que deux des neveux de Marguerite Henriette Henriod étaient, eux aussi, distillateurs d’extrait d’absinthe, désignés comme tels en 1802 et 1803 déjà, à une époque où Henri Louis Pernod, fondateur de la célèbre maison du même nom, est encore dit dessinateur ou peintre.
Les deux neveux de demoiselle Henriod étaient des personnages turbulents. L’un et l’autre étaient régulièrement impliqués dans des bagarres entre consommateurs d’alcool dans les cabarets du village et tous deux étaient aussi cabaretiers.
Jonas Henri Henriod aida d’abord sa tante dans l’exploitation du cabaret de la rue St-Gervais, avant de le tenir seul après le décès de celle-ci. À la fin du conflit entre les héritiers de Marguerite Henriette, la maison a été vendue. Jonas Henri Henriod dut déménager et trouver une autre occupation.
Quant à son cousin Charles Henri Berthoud, l’autre neveu distillateur, il tenait aussi un estaminet à la rue St-Gervais, non loin de chez Henriod. À l’image de son père, le pendulier Abraham Henri Berthoud-Perrelet, il fréquentait les établissements du village de manière assidue et, sous l’emprise de la boisson, échangeait des coups avec ses détracteurs, avant de se retrouver cité à comparaître en justice.
Outre ces trois distillateurs d’extrait d’absinthe désormais identifiés et actifs au début du dix-neuvième siècle, au plus tard quand Dubied et Pernod commencent à en produire, il faut encore mentionner François Frédéric Borel-Bobillier, cabaretier lui aussi, boulanger, négociant, fabricant de bas au métier, lieutenant militaire, et, de plus, secrétaire de commune. il est dit distillateur dès 1805. Homme entreprenant et fort occupé, il avait cependant quelque peine à tenir le bon ordre dans son cabaret de la Grand-rue, lieu de nombreuses bagarres entre clients pris de boisson, situé à deux pas de l’auberge du Lion d’Or, elle aussi théâtre de fréquents désordres.
François Frédéric Borel-Bobillier était propriétaire de la maison sise au numéro 1 de l’ancienne rue de l’Hôpital, maison qui n’a jamais été répertoriée comme distillerie, mais située à proximité immédiate de deux distilleries, dont une utilisée par Henri Louis Pernod, du temps de son association avec David Frédéric Borel-Perret.
Dans son cas, comme dans celui des trois premiers cités, le doute subsiste sur la localisation précise de leurs alambics et il ne reste aucune trace connue de leur production d’absinthe.
 
Jacques Kaeslin, Couvet – avril 2015 

Jacques Kaeslin, originaire de Couvet dans le Val-de-Travers fait des recherches approfondies sur les origines de l’absinthe et par suite sur la personnalité de la mère Henriod, depuis plusieurs années.
Il a publié en 2009 « L’absinthe à Couvet. Enquête sur les pionniers et anciennes distilleries d’absinthe de Couvet. Couvet, imprimerie Valoffset Sàrl».
Continuant ses investigations, il nous donne ici un abstract de ses travaux sur la mère Henriod avant de nous livrer ses prochaines révélations.

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Mère Henriod n’est pas Mademoiselle Henriod

Légende et vérité historique ne vont pas de pair. Si celle-ci n’est que rarement établie à satisfaction, celle-là résiste à l’épreuve du temps avant de perdre son aura de mystère lorsque ses composantes sont rigoureusement analysées.

Celle entourant les origines de l’extrait d’absinthe, comme toutes les autres, repose sur une part de vrai assaisonnée de souvenirs imprécis, de transcription erronée de détails et de fioritures dont les narrateurs « l’embellissent » au fil du temps pour justifier d’une certaine manière la connaissance qu’ils en ont ou ce qui les lient à elle.

Ainsi en est-il de la Mère Henriod, « la première des distillateurs suisses » comme d’aucuns se plaisent à la nommer. La rigueur eût voulu qu’on l’affublât de l’épithète « la première des distillateurs d’extrait d’absinthe suisses », tant il est vrai que la pratique de la distillation ne date pas, en Suisse, de la fin de XVIIIè siècle.

C’est précisément de cette manière que naissent les légendes ou encore les erreurs, qu’elles soient judiciaires ou historiques. À l’évidence, la Mère Henriod n’a pas été la première personne à distiller en Suisse. Qu’elle ait en revanche été la première, ou une des premières, à distiller de l’extrait d’absinthe en Suisse, le fait n’est pas remis en cause, du moins pour le moment.

D’ailleurs, notre propos n’est pas ici de le contester, mais plutôt de remettre en cause une théorie tendant à démontrer que cette Mère Henriod ne doit être autre que Dame Suzanne-Marguerite Henriod. Certains affirment de manière péremptoire que la Mère Henriod, « herboriste distinguée de Couvet », est aussi dite Mademoiselle Henriod, et qu’il faut voir en elle l’épouse du notable covasson Henri-François Henriod IV.

En d’autres circonstances, nous avons exposé les raisons pour lesquelles nous ne pouvions retenir en Suzanne-Marguerite Henriod la Mère Henriod à l’origine de la recette de l’extrait d’absinthe. Depuis lors, nous avons procédé à d’autres recherches et consulté d’autres sources, démarche qui nous conforte dans la remise en cause de la théorie précitée. Nos résultats feront l’objet d’une publication avec mention des références.

Si de nos jours, au nom du politiquement correct, le terme de « Mademoiselle » n’est plus de mise, il n’en était pas de même il y a quelque deux siècles. On peut aussi se dire qu’au temps des pionniers de l’extrait d’absinthe, la rigueur n’était pas le fait de tout un chacun. Néanmoins, et ceci même aujourd’hui, il n’est pas concevable de dire Mademoiselle en évoquant l’épouse - au demeurant mère de famille - d’un des plus importants et respectés notables de la région. Et parler d’elle en utilisant le terme de Mère Henriod aurait relevé alors du plus grand manque de respect.

D’autre part, Suzanne-Marguerite Henriod (1756-1843) se nommait ainsi depuis le 3 janvier 1787, date de son mariage avec Henri-François Henriod IV (1754-1830). À notre connaissance, ce ne fut pas un « mariage blanc », le couple ayant eu cinq enfants, et - selon nos sources - Suzanne-Marguerite était fille d’un autre notable de la région, le justicier et notaire Jean-Henri Motta, et se nommait bien Mademoiselle Suzanne-Marguerite Motta avant de convoler.

Même en faisant preuve de beaucoup d’imagination, nous sommes réticents à l’idée que l’imprimeur mandaté pour réaliser l’étiquette de l’ « extrait d’absinthe qualité supérieure de l’unique recette de Mademoiselle Henriod de Couvet Comté de Neuchâtel » ait obtenu un bon à tirer avec une aussi grossière erreur.

Au vu de ces précisions, nous sommes de l’avis que Mademoiselle Henriod ne peut être autre que Marguerite-Henriette Henriod (1734-1801), sœur de Henri-François Henriod I - maçon et distillateur de son état – et morte célibataire.

                                                         © Jacques Kaeslin
Couvet, le 20 octobre 2010